OnzeMondial
·8 mars 2023
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·8 mars 2023
Avant la pandémie de Covid-19, le Chili a connu une vague de protestation et de mobilisation sans précédent avec en fer de lance les principaux groupes de supporters qui ont transformé les différentes tribunes des stades de football comme l’épicentre de la contestation sociale dans le pays. Malgré l’accalmie générale due à la situation sanitaire mondiale, ces manifestations historiques ont conduit au pouvoir une nouvelle coalition de gauche. Récit au cœur d’une nation où les frontières entre politique et football ont toujours été très poreuses…
Nous sommes le 18 janvier 2020. Après plus de trois mois sans football, le ballon rond refait son apparition à travers une demi-finale Coupe du Chili entre deux clubs de la capitale Santiago de Chile, Colo-Colo et l’Universidad Catolica. Délocalisée en province, à Temuco, au stade Germán Becker plein à craquer pour l’occasion. C’est le moment choisi par les supporters pour entonner un premier chant détonnant : « Piñera, concha de tu madre, asesino, igual que Pinochet ». Si la première partie peut se passer de traduction, la seconde, comparant l’ex Président chilien de droite, Sebastián Piñera, au Général Augusto Pinochet comme un assassin, est sans équivoque. Cela, à l’instar des deux banderoles déployées par les Barras-Bravas des deux clubs : « En la calle y en la cancha, la lucha continua », comprendre : « Dans la rue et au stade, la lutte continue ». Rebelote lors de la finale du tournoi opposant les deux mastodontes Colo Colo et l’Universidad de Chile. Pourtant éternels rivaux et protagonistes du « Superclasico » (voir encadré), les deux camps s’époumonent à l’unisson contre le pouvoir en place, un néolibéralisme qu’ils estiment dévastateur et la répression policière ressuscitant les pires souvenirs de la dictature de la junte militaire de l’époque. « C’était prévisible, lâche Natalia Silva, sociologue et directrice de la fondation Futbol y Sociedad (Football et Société). Lors des manifestations qui ont eu lieu dans le centre de Santiago sur la Place d’Italie, rebaptisée Place de la Dignité, on pouvait déjà apercevoir des fans des différents clubs du pays. Certes, ceux de Colo Colo et la Universidad de Chile ont été mis en avant, mais les supporters et les Barras-Bravas de beaucoup d’autres institutions sportives se sont ancrés dans la contestation sociale dès le début du mouvement, y compris en province. » Il est vrai que depuis le début de la vague de protestation, le football a une nouvelle fois joué un rôle et pas seulement en tribune. Parmi les grands noms du football chilien, Gary Medel, Charles Aranguiz ou encore Claudio Bravo ont eu des prises de positions très fortes en soutien des manifestants et cela, dès les premiers jours. « Ils ont vendu aux entreprises privées notre eau, notre électricité, notre gaz, notre éducation, notre santé, nos retraites, nos médicaments, nos routes, nos forêts, le désert d’Atacama, nos glaciers et nos moyens de transport, a publié l’ex-gardien du Barça sur son compte Twitter. Nous ne voulons pas d’un Chili appartenant à quelques personnes mais un Chili pour tous ! Ça suffit ! » Le tout sans oublier le soutien des anciennes gloires, notamment Carlos Caszely (voir encadré) « Au vu des inégalités dont souffre notre pays, je ne pouvais pas me taire. J’ai voulu apporter mon soutien comme citoyen à toutes ces personnes qui revendiquaient une meilleure répartition des richesses et un pays plus juste, plus humain » confie l’ancien attaquant.
C’est aussi lors de ces différents rassemblements que l’on a pu observer l’omniprésence de la culture tribune depuis le début de la controverse sociale. La forme de contestation reste d’ailleurs clairement inspirée des différents virages du pays comme le confirme Natalia Silva : « Tous les chants entonnés lors des manifestations provenaient des stades de football, on apercevait même certaines gestuelles identiques ». Cela n’est pas sans rappeler le rôle joué par les groupes ultras lors du Printemps Arabe, en Égypte, au Maroc, puis en Algérie. Toutefois, il faut nuancer quelque peu, car les racines sociologiques et culturelles diffèrent entre mouvement ultra et Barras-Bravas. Moins politisées, ces dernières ne jouissent pas d’une image favorable et demeurent souvent diabolisées dans les médias locaux. « Il est vrai que dans la forme, cela fait penser au Printemps Arabe, mais, à mon sens, aux yeux du peuple chilien, les Barras-Bravas n’ont pas la même crédibilité que les ultras dans le Maghreb, étaye Silva. Tout du moins à Santiago. En province, les villes sont plus petites et les leaders des Barras-Bravas – ou les personnes appartenant aux noyaux durs – ont plus de liens avec la population locale. Leurs actions, je pense notamment au sein des villes comme Valparaiso, Rancagua, La Serena ou Coquimbo, étaient suivies et respectées. » Une insurrection grandissante qui a conduit à la délocalisation de la finale de Copa Libertadores 2019, de la capitale chilienne à celle du Pérou, Lima.
Alors que la contestation s’étend à tous les stades du pays, le championnat de clôture 2019 est définitivement suspendu après un énième incident durant la rencontre Union la Calera – Deportes Iquique. Mais dès la reprise, le 28 janvier 2020, un événement décuple la colère des supporters. À l’issue du choc entre Colo Colo et Palestino (3-0), un supporter de Colo-Colo, Jorge Mora, est renversé par un camion de police et décède avant d’être transféré à l’hôpital. La police chilienne prétexte avoir dû s’échapper à la suite de jets de pierre ayant endommagé le pare-brise du véhicule réduisant ainsi la visibilité. Mais une vidéo diffusée à grande échelle sur les réseaux sociaux contredit cette version. Cela, avant que Ariel Moreno Molina, 24 ans, soit tué d’une balle dans la tête. Cela marque le début d’une escalade de violence mais également d’un « pacte » illustré par cette banderole déployée sur la Place de la Dignité : « Perdimos mucho tiempo peleando entre nosotros » (Nous avons perdu beaucoup de temps à nous battre entre nous). Les nouvelles mesures répressives mises en place par l’entité gouvernementale baptisées « Estadio Seguro » (Stade sûr) comme l’interdiction des supporters visiteurs, mais aussi l’augmentation du prix des places n’améliorent pas la situation. En février 2020, en Copa Libertadores, le match entre l’Universidad de Chile et Internacional est interrompu de longues minutes en raison d’affrontements entre les fans de la « U » et la police à l’Estadio Nacional (voir encadré). Une semaine plus tard, le premier « Clasico » de l’année entre Colo Colo et l’Universidad Catolica ne va pas à son terme en raison de nombreux projectiles et pétards dont un explose tout proche de l’attaquant argentin de Colo Colo, Nicolas Blandi. Derrière, la crise sanitaire mondiale relègue au second plan la situation sociale au Chili avant un tournant politique historique lors de l’élection de Gabriel Boric, leader de l’alliance de gauche, en tant que Président de la République le 11 mars 2022. Un tournant « qu’il faut néanmoins relativiser et ne pas attribuer seulement aux supporters de football » selon Cristobal Valencia, journaliste pour la TV Nacional de Chile. Et Carlos Caszely de conclure : « Ils ont été un élément du contexte. Certes, pas le seul, mais leur rôle dans ce changement ne doit pas être minimisé ».
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