Le Corner
·7 avril 2020
Le Corner
·7 avril 2020
En cette période de crise sanitaire, le supporter se retrouve relégué loin de sa chapelle, le stade, et de l’objet du culte, son club favori. Dans le même temps, une pléthore de divertissements liés au ballon rond prennent le relais ; la lecture, les jeux vidéos mais aussi les productions cinématographiques. L’une des plus remarquées est la série The English Game, création originale de la plateforme Netflix. Cette dernière retrace les balbutiements du football ouvrier dans le Lancashire (Nord-Ouest de l’Angleterre), en présentant notamment le Darwen FC, dans l’Angleterre industrielle des années 1870 et 1880. Notre situation actuelle et l’objet de cette oeuvre rappellent l’importance sociale d’un club de football pour une communauté, une société ou encore même une classe.
Il s’agit de la représentation d’une époque, celle dans laquelle le « football de grand papa » tissait ses œuvres. Surtout, c’est une époque de transition, entre la fin d’un jeu et le début d’un sport. Là est le point névralgique, ce qui advient directement dans le rectangle vert. C’est le passage d’un jeu traditionnel préindustriel à un sport qui se professionnalise peu à peu. C’est l’avènement du football moderne au milieu de thématiques sociales et politiques d’une société en mutation.
Cette société est celle de l’Angleterre victorienne, du nom de la reine Victoria, régnant au Royaume-Uni de 1837 à 1901. Un règne ne vivant pas une mais des révolutions. La Révolution industrielle (entre 1760 et 1840 environ) bien évidemment mais aussi la révolution sportive qui l’accompagne à la fin du XIXème siècle. Cette révolution sportive s’exprime dans deux évolutions primordiales. Tout d’abord le passage d’un jeu traditionnel à un sport moderne et par la suite lorsque ledit sport moderne, en l’occurrence le football, passe de l’aristocratie aux classes populaires et laborieuses. Deux époques et deux classes se regardant dans les yeux. Toutes deux incarnées par deux personnages historiques et principaux protagonistes de The English Game : Fergus Suter et Arthur Kinnaird.
Le premier est un footballeur et tailleur de pierre écossais, pays dans lequel le football fait aussi ses classes et évolue aussi vite voire plus vite que son homologue anglais en cette fin du XIXème siècle. Le second est fils de lord et membre de la Football Association, fédération anglaise de football, la plus ancienne du monde. Suter évolue sous les couleurs du Partick Football Club en Ecosse avant de partir jouer pour le Darwen FC, ce que nous pouvons voir dès le premier épisode. Kinnaird de son côté, défend les couleurs des Old Etonians et participe au cours de sa carrière à neuf finales de Coupe d’Angleterre, un record. Deux hommes largement méconnus mais importants et richement présentés dans un article de God Save The Foot.
Les deux personnages vivent une époque charnière à la fois de leur société et de leur sport favori. Si la première voit ses rapports sociaux se modifier avec la Révolution industrielle, le second est le fruit d’évolutions certaines, notamment dans sa pratique. Une pratique qui a rapidement évolué à la fin du XIXème siècle mais dont la source est plus ancienne. Plusieurs jeux, ancêtres du football de notre temps sont à citer. En Angleterre, le folk/street football pratiqué depuis le Moyen Âge et jusqu’au milieu des années 1850 est l’un de ceux-là. Ce jeu n’a alors pas de règles établies, parfois l’objectif même d’une partie même pouvait différer d’une rencontre à l’autre. Généralement, il se déroulait lors de périodes sacrées, notamment au cours des fêtes de fin d’année. Encore aujourd’hui, le football anglais ne s’arrête pas à Noël, plusieurs matchs se jouant au cours du traditionnel Boxing Day (le « jour des boîtes », jour férié célébré le 26 décembre avec notamment des rencontres de football).
Les équipes se constituaient sur la base de groupes sociaux, au sein de la communauté ou contre une autre (une paroisse face à une autre, célibataires contre mariés, etc.). Les règles sont confuses et les joueurs nombreux. L’historien Paul Dietschy résume ainsi la pratique de ces jeux préindustriels ; « il s’agissait avant tout de foncer dans la mêlée, d’arracher la balle et de l’emporter en courant ». Des mots qui font penser au jeu très physique de l’équipe des Old Etonians et de leur buteur qu’est Arthur Kinnaird. Tandis que son rival, Suter, impulse une nouvelle façon de faire en encourageant ses coéquipiers à occuper le plus d’espace possible sur le terrain. Il pose ainsi certaines bases du football de notre temps. Comme si les deux hommes incarnaient à eux deux cette révolution sportive. Les deux équipes incarnent aussi deux valeurs purement victoriennes que sont le stoïcisme pour celle de Kinnaird et l’abnégation pour celle de Suter.
Mais au-delà du terrain, comment passe-t-on d’une pratique confuse à une réglementation précise ? Pour Allen Guttmann, historien américain, c’est la codification qui permet à ce qui était un jeu de devenir un véritable sport, au sens moderne du terme. Il dresse alors un tableau des sept caractéristiques qui le définissent : sécularisation, égalité dans la compétition, spécialisation des rôles, rationalisation, organisation bureaucratique, quantification et quête de records.
La sécularisation s’opère lorsqu’un objet perd de sa valeur sacrée, son caractère profane. Les jeux sportifs étaient souvent intégrés à des cultes religieux. Le tlachtli, chez les Mayas et les Aztèques, était l’un de ces jeux de ballon dont le but était de faire passer ledit ballon dans un petit cercle en hauteur. Ce dernier était complètement intégré dans le processus religieux. Après le jeu, venait la pratique cultuelle, l’une des deux équipes était alors sacrifiée. Ces parties servaient même parfois à régler un conflit. Selon Guttmann, le sport doit au moins, sur le plan théorique, être accessible à tous et ne reposer que sur le mérite de l’individu, c’est ce qu’on appelle l’égalité dans la compétition. Ce qui rejette alors philosophiquement le principe de « l’intervention divine » dans le résultat mais toute différence de nombre entre deux équipes.
Si la sécularisation de l’objet sportif n’existait pas, la spécialisation des rôles non plus. La séparation entre spectateurs et participants dans certaines activités du Moyen-Âge n’était pas imposée. Des rôles spécialisés sur le terrain qui se conjuguent à ceux naissants dans la Révolution industrielle et la spécialisation des tâches de chaque travailleur dans une usine. On rajoute à cela la rationalisation qui renvoie à l’entraînement, point central du sport moderne, celui-ci dans le but d’améliorer la performance. Cela suppose des règles admises universellement afin de connaître les points faibles à améliorer.
Cette universalité est possible via une organisation bureaucratique. En d’autres termes, des fédérations qui sont la garantie de règles et du respect de celles-ci. Une scène du premier épisode rappelle le flou pouvant entourer certaines règles. Celle-ci intervient lorsque les joueurs de Darwen réclament des prolongations à la fin du premier match s’étant terminé par une égalité (face aux Old Etonians). Le président de la Football Association, étant dans le même temps joueur de l’équipe adverse, déclare qu’une telle éventualité aurait dû être discutée avant le match. Les fédérations, aujourd’hui, se doivent de faire appliquer des règles communes et veiller à leur respect. Ainsi, elles peuvent mettent en place la quantification, l’idée selon laquelle la performance laisse une trace dans le temps. Dans la Grèce antique, un athlète était déclaré vainqueur d’une épreuve sans pour autant être rattaché à un score. Le vainqueur ne pouvait se comparer au précédent via sa performance. Ce changement de paradigme pousse le sport et le sportif à repousser ses limites, d’où la quête de records.
Selon Guttmann, le sport moderne et sa codification participent aux changements globaux de la société, celle qui s’industrialise. Le travail se rationalise, il en est de même pour les activités physiques. Tout ceci coïncide à certains des enjeux sociaux prenant aussi place dans la vie du Darwen FC et dans celle des individus qui composent cette équipe. L’histoire de Fergus Suter, plus encore dans ces temps actuelles, nous rappelle l’importance certes sportive d’une équipe, mais aussi son importance sociale.
Alors que le premier match entre les ouvriers du Darwen FC et les aristocrates des Old Etonians se solde par un match nul, des difficultés financières mettent en péril la présence de Suter et de ses coéquipiers lors du match retour. Comme expliqué précédemment, toute prolongation n’ayant pas été préalablement discutée, le match retour était la seule solution. L’effarement de Fergus Suter face à une telle décision est une autre expression d’un sport naissant ne possédant pas encore de règles immuables.
Qu’importe cet imbroglio, les joueurs de Darwen ont à cœur de montrer qu’ils étaient bien partis pour remporter cet affrontement. Mais un problème surprise d’ordre financier poussa le propriétaire de l’usine (et de l’équipe de Darwen) dans laquelle travaillent les joueurs à renoncer à ce deuxième match. Fergus Suter décide alors de s’en aller en compagnie de Jimmy Love, autre Ecossais recruté pour jouer, jusqu’à ce qu’il soit rattrapé par une initiative de leurs coéquipiers. Ces derniers, afin de financer le voyage de l’équipe, lancent une campagne d’adhésion et de cotisations. Les familles, les proches et nouveaux supporters de l’équipe se mobilisent alors pour donner une chance au Darwen FC, autrement dit, de leur permettre de jouer et de les représenter. Un échange entre Suter et l’un de ses coéquipier démontre cette force de représentation que leur équipe est ; « Les gens ont besoin de cet argent – Peut-être, mais ils ont besoin du football aussi ».
D’abord l’apanage de l’aristocratie anglaise qui le développa et le réglementa dans ses Public Schools (grandes écoles privées), le football devient très populaire parmi les classes ouvrières dans les années 1880 et devient le « people’s game ». Cette intégration du football dans le quotidien ouvrier est rapide. Que cela soit dans les villages ou dans les entreprises, une équipe peut mettre en valeur, notamment, les qualités viriles et l’appartenance locale. Une fierté locale qui peut encore se ressentir dans certains aspects de la Coupe de France, l’homologue étrangère de la FA Cup, compétition pour laquelle se battent les joueurs de Darwen, de Blackburn et des Old Etonians.
La mobilisation ouvrière autour du Darwen FC rappelle surtout celles, plus récentes, des supporters anglais. On peut citer la célèbre création de l’AFC Wimbledon, oeuvre des supporters du défunt Wimbledon FC. Ce dernier disparut à cause de graves problèmes économiques et d’une gouvernance défaillante. Les personnes à la tête de ce club sportivement moribond décidèrent de refonder celui-ci durant l’année 2001, sous un nouveau nom et dans une ville se trouvant à plus de 70 kilomètres de celle d’origine. Cette ville est Milton Keynes et ce nouveau club se nomme le Milton Keynes Dons Football Club. Les supporters, dépossédés, boycottent cette création nouvelle et décident de faire renaître leur club en 2002, sous le nom d’AFC Wimbledon, via un trust. Depuis, le club a sportivement dépassé l’imposture que représente le Milton Keynes Dons FC pour ses « anciens supporters ».
L’importance d’un club et son identité se définissent en fonction de la considération que lui porte la communauté gravitant autour de lui. Une usine et ses ouvriers pour le Darwen FC, les supporters et la fierté d’un nom pour le Wimbledon FC. The English Game est la représentation magnifiée d’un club de football, de son ancrage territorial et de ce qu’il représente comme activité sportive, sociale et même politique. Car si la série met en scène un sport et ceux qui jouent, elle montre aussi la lutte des classes qui s’exprime sur et en dehors du terrain. Une opposition qui s’incarne à travers Fergus Suter le prolétaire et Arthur Kinnaird l’aristocrate.
Ce match qui se joue est aussi celui d’une aristocratie redoutant de voir glisser entre ses doigts « son » sport, de l’ascension sociale d’un joueur qu’est Fergus Suter et les premiers questionnements autour de la professionnalisation. Un phénomène dont nous voyons les prémices lors du « transfert » de Suter (et de Love) de Darwen à Blackburn. Certains voient, déjà, d’un mauvais œil cette place de plus en plus significative de l’argent dans le football. Une philosophie héritée des Public Schools et de la « chrétienté musculaire » voyant la professionnalisation comme un dévoiement des fonctions nobles et corporelles du sport. Cette pensée est incarnée par certains des coéquipiers d’Arthur Kinnaird, le président de la Football Association en tête.
Un siècle plus tard, le football s’est professionnalisé mais demeure un vecteur de la fierté sociale et symbolique d’une communauté, d’une ville voire même d’un quartier. Son empreinte ouvrière est partout, dans la pratique, dans les stades et les chants. Certains clubs, en France et ailleurs sont marqués par cet héritage. Nous pouvons citer le Racing Club de Lens, club populaire et historique du championnat de France. Ce dernier porte une identité ouvrière, minière plus exactement. La voix de Pierre Bachelet résonnant en début de chaque deuxième mi-temps est la pour le rappeler. Le coron, est un symbole de la ville lensoise mais aussi de son club et de ses supporters. Des supporters qui rendirent plusieurs hommages aux 1099 mineurs qui périrent le 10 mars 1906 dans ce qui reste la plus grande catastrophe minière européenne, celle de Courrières. L’incarnation d’une mémoire vive, lien entre le football d’antan et celui d’aujourd’hui. Mais aussi celle d’une fierté ouvrière, qui s’exprime sur et autour du terrain, dans la victoire comme dans la défaite.
The English Game n’est pas l’histoire d’un match, il s’agit d’une histoire humaine qui s’incarne superbement dans les équipes du Darwen FC, de Blackburn et des Old Etonians. Ces dernières rappellent l’influence sociale, politique et culturelle d’un club de football dans sa communauté. En cette période de crise sanitaire où le ballon ne roule plus, cette production permet de montrer au grand public ce qu’est le football dans son essence même. La parfaite incarnation actuelle d’une telle importance est le Sunderland AFC, club ne faisant pas partie de l’élite anglaise et se larmoyant en troisième division. Ses supporters démontrent l’importance du people’s game dans une ville au passé ouvrier et touchée par la désindustrialisation. Leurs émotions et l’amour pour leur équipe se ressentent parfaitement dans la série-documentaire Sunderland Till’ I Die, dont la deuxième saison est actuellement disponible.
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