
Le Corner
·13 avril 2025
John Beck, le vampire de Cambridge

Le Corner
·13 avril 2025
Tacticien pragmatique au management peu conventionnel, John Beck va tourmenter le Royaume avec son club de Cambridge. Croupissant en quatrième division à son arrivée, United se retrouvera pourtant aux portes de la Premier League deux saisons plus tard. Une équipe détestée, qui vaudra à Beck le surnom de Dracula.
Cambridge, ville mondialement connue grâce à son université, a vu passer certains des plus grands génies de l’Histoire. La prestigieuse université, fondée en 1209, a accueilli en son sein, les grands noms de l’élite intellectuelle britannique tels qu’Isaac Newton, Charles Dickens, Charles Darwin ou encore Stephen Hawking. Hélas, son équipe de football n’a jamais été dirigé par des prix Nobel. En atteste son maigre palmarès ainsi que son faible engouement auprès des supporters. A la fin des années 1980, United reste donc une équipe de seconde zone, engluée dans les ténèbres des divisions inférieures et disposant de moyens extrêmement limités. Cependant, l’arrivée d’un homme va changer le destin de ce modeste club du Cambridgeshire.
Débarqué à Cambridge en 1986, John Beck est alors au crépuscule de sa carrière de footballeur. Joueur expérimenté, ayant notamment évolué à Coventry ainsi qu’aux Queens Park Rangers, Beck est un milieu de terrain technique et créatif qui régale l’Abbey Stadium de sa vista. Passé sous la houlette de techniciens adeptes du beau jeu, à l’instar de Dave Sexton à QPR et de Gordon Milne à Coventry, Beck est un milieu de terrain très talentueux. Néanmoins, sa carrière s’arrête brutalement après une vilaine blessure en 1989. Son entraîneur, Chris Turner, décide alors de profiter de sa grande expérience en le nommant entraîneur adjoint. Beck observe et apprend à ses côtés. Mais, en secret, il forge une nouvelle identité de jeu aux antipodes de la philosophie de ses mentors. Après la démission surprise de Turner, Beck lui succède et met en pratique sa diabolique vision du football.
« Nul homme ne sait, tant qu’il n’a pas souffert de la nuit, à quel point l’aube peut être chère et douce au cœur ». Cette citation, tirée du Dracula de Bram Stoker, symbolise parfaitement ce que les adversaires de Cambridge United pouvaient ressentir après un match. Dès sa prise de fonction en janvier 1990, Beck va métamorphoser son équipe. Probablement mordu par le Wimbledon de Dave Bassett et le Watford de Graham Taylor, Beck vend son âme au diable. Il adopte un style de jeu pragmatique et physique, basé sur de longs ballons sur les ailes et dans la surface. Des phases de jeu répétées ad vitam aeternam par ses joueurs à l’entraînement, faisant de Cambridge le maître incontesté de l’attaque rapide. Beck base également sa tactique sur toutes les phases de jeu arrêtées et permet à son équipe d’être redoutable dans cet exercice.
En parallèle, grâce à un management peu orthodoxe, Beck parvient à absorber l’âme de ses joueurs, désormais programmés pour une seule chose : gagner. Pour lui, « la simplicité est un génie ». D’ailleurs, il n’hésite pas à marteler cette phrase à son groupe. Une manière pour lui de vampiriser son équipe et d’imposer ses préceptes. Sa tactique, très rigide, mais parfaitement adaptée au profil de son équipe, lui permet d’avoir un total contrôle sur ses joueurs. En effet, ses hommes connaissant la tactique et leurs rôles respectifs, n’ont nul besoin de penser et de s’adapter à l’adversaire. Beck réfléchit à leur place. A l’instar du vampire transylvanien, le technicien hypnotise ses joueurs en pratiquant une sorte de télépathie footballistique avec eux. Une philosophie permettant à Cambridge de frôler les sommets, mais qui, telle une malédiction, causera la chute de Beck et de son équipe.
Durant le mandat de Beck à Cambridge, d’étranges phénomènes se produisirent dans les couloirs de l’Abbey Stadium. Des cris faisant trembler les murs, une chaleur suffocante dans le vestiaire des visiteurs, des ballons d’entraînement dégonflés, du thé trop sucré ou encore une photo de Saddam Hussein affichée sur les murs du vestiaire des hôtes. Comme si un esprit maléfique hantait les lieux et tourmentait les visiteurs. Au sujet de ces légendes, Dion Dublin, l’attaquant de Cambridge, déclara plus tard que « tout ce que l’on a entendu à propos de cette époque est vrai ».
Le terrain de l’Abbey Stadium était également frappée d’événements surnaturels. La pelouse était étrangement plus haute près des coins, comme si l’on voulait que le ballon reste en jeu afin que les ailiers puissent avoir le loisir de centrer pour leurs attaquants. Un terrain qui, bizarrement, était constellé de trous lorsque Cambridge recevait une équipe adepte du jeu au sol. Enfin, des panneaux avec l’inscription « Quality », semblaient être positionnés de telle sorte que les locaux sachent dans quelle zone du terrain centrer. Toutes ces manigances, orchestrées par Beck, ainsi que le jeu direct et physique de son équipe, lui valent de nombreuses critiques. La presse, considérant que Beck aspire la vie du football, l’affuble ainsi du surnom de Dracula.
Bien que Beck soit l’architecte de ce système maléfique, il dispose également d’hommes redoutables. Certains d’entre eux deviendront de bons joueurs de Premier League comme Alan Kimble, Steve Claridge ou Liam Daish. Mais, si l’on ne doit retenir qu’un nom dans cette équipe, il s’agit assurément de Dion Dublin. En effet, Beck a enfanté un monstre à la pointe de son attaque. Un véritable croque-mitaine de près d’un mètre quatre-vingt-dix, avide de buts et se délectant des centres de ses partenaires.
Prolifique buteur, Dion Dublin (à gauche) quittera Cambridge en 1992 et portera ensuite les couleurs de Manchester United, Coventry City, Aston Villa et Norwich City.
Beck débarque sur le banc de United en janvier 1990. Il hérite d’une équipe empêtrée dans le ventre mou du classement et pour qui la promotion semble hors d’atteinte. Néanmoins, sa tactique porte instantanément ses fruits. Cambridge est invaincu en janvier et en février, permettant même à son entraîneur d’être élu manager du mois à deux reprises. Il ajoute également du sang frais à l’équipe avec l’arrivée de Steve Claridge, un infatigable ailier en provenance d’Aldershot. Après un bref passage à vide en mars, la préparation physique imposée aux joueurs paye. Totalement dépassées par la puissance et l’endurance des hommes de Beck, les équipes de quatrième division sont étrillées les unes après les autres. Ce qui n’était qu’une utopie en janvier devenait réalité. Cambridge accroche une place en playoff et vise la promotion.
United hérite de Maidstone, que Beck et ses sbires ont facilement battu plus tôt dans la saison. Cependant, les playoff sont des rencontres particulières. A l’Abbey Stadium, Cambridge ouvre rapidement le score sur penalty, mais ne parvient pas à enfoncer le clou. Maidstone saisit donc sa chance et égalise en fin de match. Avec ce but, Cambridge est donc virtuellement éliminée avant le match retour. A Maidstone, Beck prend donc quelques risques. Le technicien anglais laisse de nombreux joueurs aux avant-postes sur chaque coup de pieds arrêtés adverses afin de contre-attaquer en nombre. La soif de but de Dion Dublin se charge du reste. United s’impose finalement deux à zéro et se retrouve à Wembley pour la finale des playoff. Au terme d’une rencontre extrêmement hachée, Cambridge vient à bout de Chesterfield, grâce à un but sur corner de Dion Dublin.
Pour sa seconde saison à la tête de Cambridge, Beck mise sur la continuité. Seul Richard Wilkins, en provenance de Colchester, s’ajoute à l’effectif. Le début de saison, poussif, l’oblige à effectuer quelques ajustements tactiques. Le Prince des Ténèbres radicalise encore davantage sa tactique. Ses joueurs ont désormais interdiction de tirer de loin et ses joueurs de côtés ne doivent plus rentrer vers l’intérieur du terrain. Désormais, la tactique est claire : glaner des coups de pied arrêtés et être dangereux sur chacun d’entre eux. D’autant que Beck dispose d’une nouvelle arme grâce à sa nouvelle recrue Wilkins, spécialiste des touches longues. Une stratégie payante tant la supériorité physique de ses hommes ravage les défenses adverses. Les résultats ne se font guère attendre, aucune équipe n’étant en mesure d’enrayer la machine infernale.
L’intensité physique de Cambridge, combinée à une parfaite maîtrise des coups de pied arrêtés et une forme archaïque de gegenpressing, crée la psychose parmi les défenses adverses. Dracula et ses monstres vont alors dominer le championnat, annihilant les autres équipes. United s’adjuge le titre de champion de troisième division et assure sa deuxième promotion en deux saisons. Un exploit compte tenu du modeste budget du club et du faible engouement des supporters avant l’arrivée de Beck. Bien que vivement critiqué par la presse et les autres managers, le style de jeu développé par Cambridge ravis ses fans, pour qui seul le résultat compte.
Cependant, le championnat ne suffit plus aux hommes de Beck. A la recherche de nouvelles proies, Cambridge s’invite alors sur la scène nationale avec la FA Cup. Très vite, l’équipe va briller dans cette compétition et s’offrir des succès de prestige. Quelques semaines seulement après la nomination de Beck, Cambridge fait face à Millwall, pensionnaire de première division. Menés par le duo Sheringham-Cascarino, les Lions sont largement favoris pour cette rencontre. Beck et ses hommes font néanmoins preuve de sang-froid et poussent à la faute la défense adverse pour se qualifier en huitièmes de finale. United hérite ensuite de Bristol City, tombeur de Chelsea au tour précédent. Dans l’antre du monstre, l’Abbey Stadium, Bristol est massacré cinq buts à un. Malheureusement, le parcours des hommes de Beck s’arrête en quart de finale, battus par le Crystal Palace d’Alan Pardew et de Ian Wright.
Beck et ses hommes font à nouveau trembler le Royaume la saison suivante. Cambridge s’offre notamment la tête d’Exeter, Fulham, Wolverhampton et Middlesbrough. Mais le plus grand exploit de Beck reste la réception de Sheffield Wednesday, alors en tête de la deuxième division. Les Owls, disposant pourtant de joueurs très expérimentés à l’instar de Trevor Francis et Viv Anderson, sont humiliés quatre buts à zéro à l’Abbey Stadium. Pour la deuxième saison consécutive, Cambridge se hisse en quart de finale de la FA Cup. United affronte alors Arsenal, irrésistible cette saison-là. Une nouvelle fois, la marche est trop haute pour Cambridge. Malgré l’élimination, deux buts à un, Beck et ses hommes ont fait frissonner les futurs champions d’Angleterre. Ces beaux parcours créent un véritable engouement pour le club, l’affluence de l’Abbey Stadium ne cessant de croître. A l’instar de sa prestigieuse université, Cambridge United fait désormais figure d’étendard de la ville.
Les enjeux de cette nouvelle saison sont énormes. Le drame d’Hillsborough, suivi du rapport Taylor et de l’explosion des droits télévisuels, offre le terreau fertile à la création de la Premier League, devant être lancée la saison suivante. Exit le hooliganisme et les stades délabrés, ce nouveau championnat se positionne désormais comme une vitrine du football anglais. Une compétition d’élite, excluant les clubs les plus modestes et attirant les meilleurs joueurs de la planète. Néanmoins, les penseurs de cette nouvelle compétition ne s’attendent pas à potentiellement accueillir un monstre pour la saison inaugurale. Entre son football primitif et son stade totalement obsolète, Cambridge incarne tout ce que ce nouveau championnat rejette. L’arrivée d’une telle abomination ferait donc de la mauvaise publicité à la Premier League naissante.
Heureusement, pour chaque Dracula il y a un Van Helsing. Cela tombe bien, cette deuxième division regorge de chasseurs de vampires. Tout d’abord la némésis de Beck, Glenn Hoddle, entraîneur-joueur de Swindon Town. Véritable antithèse du vampire de Cambridge, Hoddle est un jeune manager prônant un jeu court et élégant, malgré des moyens limités. Il devient vite l’un des plus farouches opposants au style de Beck, déclarant à l’issue d’une rencontre contre United, que son équipe « était la seule à jouer au football ». Autre gentleman chasseur de vampire, Kenny Dalglish, manager de Blackburn. Disposant de moyens financiers conséquents grâce au magnat de l’acier Jack Walker, Dalglish crée une équipe taillée pour la promotion. Les enjeux financiers liés aux droits télévisuels de la Premier League, annoncent une course à la promotion haletante. D’autant que de nombreuses équipes visent l’accession dans l’élite, à l’image de Middlesbrough, Ipswich, Leicester ou Derby County.
Plus faible budget du championnat, Cambridge ne semble pas pouvoir se hisser dans la course à la Premier League. Néanmoins, tapi dans l’ombre, United s’apprête à bouleverser l’ordre établi. Tout d’abord, Beck mise sur la stabilité en ne recrutant aucun joueur lors du mercato estival. Une manière de pallier le faible budget du club et de ne pas avoir dans ses rangs d’éléments dissidents. Une stratégie efficace sur le court terme, Beck pouvant ainsi se concentrer sur la préparation physique de ses hommes. Néanmoins, cet effectif réduit de joueurs ne permet quasiment aucune rotation. Cambridge démarre la saison en trombe en remportant cinq de ses sept premiers matchs. Mieux préparés que leurs adversaires et rôdés au jeu pragmatique de leur maître, les joueurs de Cambridge enchaînent les succès. Le Swindon d’Hoddle succombe trois buts à deux, Charlton tombe deux buts à un, Leicester est étrillé cinq à un.
Mais le championnat bascule dans l’irrationnel le 9 novembre 1991. United débarque à Portman Road pour affronter son rival d’East-Anglia, Ipswich Town. Vainqueurs de la Coupe de l’UEFA dix ans auparavant, les Tractor Boys sont des références et disposent de l’hégémonie régionale. Cette rencontre est également une opposition de style entre une équipe héritière des préceptes de Bobby Robson et un club de parvenus au style nihiliste. Auteur d’un bon début de saison, Ipswich est d’ailleurs en tête du championnat avant cette rencontre, ce qui accroît les enjeux du match. Les Tractor Boys dominent largement la rencontre. Cependant, le piège va se refermer sur eux. Cambridge ouvre la marque sur corner, son arme favorite. Malgré l’égalisation adverse, les hommes de Beck frappent à nouveau après un cafouillage. Stupeur à Portman Road, Cambridge s’adjuge le derby ainsi que la première place du championnat.
Cette victoire marque l’apogée et le déclin de Beck. Après ce succès retentissant sur la pelouse d’Ipswich, Cambridge rentre dans le rang et enchaîne les matchs nuls. Cette mauvaise série se prolonge avec une défaite deux buts à un contre le Blackburn de Dalglish. Cette crise peut être imputée au calendrier surchargé, mais surtout aux blessures, qui handicapent grandement un effectif déjà réduit.
Néanmoins, un mal plus profond ronge Cambridge. Beck, refusant de rompre avec sa doctrine, perd peu à peu le contrôle sur ses joueurs. Le spectre de la sédition guette alors son vestiaire. Souhaitant se libérer des chaînes de leur maître, certains joueurs se rebellent. En mars 1992, Taylor se dispute avec Beck et rejoint Bristol Rovers tandis que Claridge est en conflit ouvert avec son manager. Malgré une fin de saison délicate, United accroche une place en playoff et croit encore à une improbable promotion.
Lors des demi-finale, Cambridge affronte Leicester. Beck tente l’union sacrée et remobilise ses troupes, mais le mal est fait. Lâché par une partie de son vestiaire, Beck parvient néanmoins à arracher un match nul à l’Abbey Stadium lors du match aller. La rencontre suivante va être un carnage. Préparés à la rigide tactique de Beck, les Foxes laissent passer l’orage des premières minutes et assomment Cambridge sur des contre-attaques. Leicester remporte la partie cinq buts à zéro et valide son ticket pour Wembley. Cambridge, lui, ne se relèvera jamais de cet échec et sera relégué en troisième division la saison suivante.
Fossoyeur du beautiful game ou génie incompris, telle est la question. Beck est en effet parvenu à sortir Cambridge United de l’ombre avec des moyens faméliques. Mais à quel prix ? Le cas de Beck nous interroge donc sur une question footballistiquement vive : le résultat doit-il impérativement primer sur le beau jeu ?