Le Corner
·27 juillet 2020
Le Corner
·27 juillet 2020
Depuis une dizaine d’années, le football chypriote émerge aux yeux des fans de football en Europe. Bien que l’île s’illustre pour ses avantages fiscaux dans les transferts – le plus gros transfert du championnat étant celui de Luka Jovic, transféré à l’Apollon Limassol pour 2 millions d’euros et qui a signé pour le Benfica Lisbonne pour 6,6 millions d’euros après une durée de … 6 jours – elle s’illustre désormais grâce aux résultats sportifs de l’APOEL Nicosie. Ses différents succès en Ligue des champions ou Ligue Europa permettent aujourd’hui au pays de se classer 16e au classement UEFA devant des pays comme la Grèce ou la Suisse. A l’instar des championnats écossais ou serbes, le championnat chypriote voit deux clubs de la capitale se partager la plupart des titres nationaux. Ce sont ici l’APOEL et l’Omonia Nicosie qui s’affrontent sur, et en-dehors du stade GSP. Et pourtant, il y a soixante-douze ans, les joueurs de ces deux clubs étaient unis sous le même maillot. En 1953, l’Omonia participe pour la première fois au championnat de l’île. L’APOEL a déjà remporté 9 titres sur les 16 premières éditions. L’apparition de l’Omonia change alors l’histoire du football chypriote.
Pour comprendre l’histoire de ces deux clubs, il faut étudier la situation particulière du pays. L’île est disputée depuis des siècles par différentes puissances pour son emplacement stratégique en Méditerranée. A partir de 1914, l’île est sous domination britannique. C’est pendant cette période qu’est créé en 1926 le POEL (Club de Football Grec de Nicosie). Le club a pour objectif de grouper tous les grecs de la capitale. Le sentiment hellénophone est très marqué et l’objectif pour ces chypriotes est le rattachement de leur île à la Grèce (l’enosis). C’est en 1928 que le club est nommé APOEL (Club de Football Athlétique des Grecs de Nicosie), en y associant d’autres sections sportives (athlétisme, tennis de table, volleyball…).
Le tournant survient après la Seconde Guerre mondiale en Grèce. Une guerre civile éclate dans le royaume de Grèce entre les forces gouvernementales et les forces communistes. Cette guerre intestine a des conséquences majeures sur Chypre. Lors des Jeux panchypriotes de 1948, la SEGAS (Fédération grecque de sport amateur), demande aux clubs de football de l’île de signer une déclaration soutenant la monarchie hellène et condamnant les communistes. Au sein des clubs, plusieurs athlètes décident de ne pas ratifier cette déclaration. Ceux-ci sont exclus et interdits d’accès aux stades. Plusieurs footballeurs de l’APOEL sont ainsi évincés. Ce sont ces joueurs qui fondent un nouveau club : l’Omonia (Concorde en grec). Tout comme son rival, c’est une association sportive. Elle possède aussi d’autres sections (basketball, volleyball, futsal, cyclisme…)
Raillés et considérés comme des ennemis de l’intérieur, les joueurs de l’Omonia et d’autres clubs, dits de gauche, créent alors leur propre fédération : la KEPO (Fédération chypriote de football amateur). Ce n’est que cinq années plus tard, en 1953, que celle-ci fusionne avec la KOP (Fédération chypriote de football). C’est donc au cours de la saison 1953-1954 que se rencontrent pour la première fois ces deux équipes de la capitale.
Depuis la création du championnat chypriote en 1934, 80 titres ont été décernés. 28 ont été remportés par l’APOEL et 20 par l’Omonia. On peut ajouter au palmarès de l’APOEL, 21 coupes de Chypre et 14 supercoupes. Quant à l’Omonia, ce sont 14 coupes et 16 supercoupes. Depuis leur première rencontre le 12 décembre 1953, qui s’est soldé par un score nul et vierge, les deux clubs se sont affrontés à 184 reprises. C’est l’APOEL qui domine ces confrontations avec 71 victoires, 56 nuls et 55 défaites.
Chaque club a connu ses heures de gloire. Entre la saison 1971-1972 et 1988-1989, l’Omonia remporte le championnat à 14 reprises (sur 18 éditions) dont 6 d’affilée entre 1973-1974 et 1978-1979 et 5 entre 1980 1981 et 1984-1985. La Fédération de football du pays reconnait ainsi l’Omonia comme « L’équipe du XXe siècle ». L’APOEL connait quant à lui un âge d’or entre 1935-1936 et 1939-1940 où il enchaine 5 victoires mais aussi durant la période récente. Depuis 2006-2007, il n’a perdu le championnat qu’à 3 reprises, remportant même toutes les saisons depuis 2012-2013. L’Omonia est en perte de vitesse depuis ces années et reste sur 27 matchs sans victoires face à son rival. La dernière victoire du club au trèfle remonte au 6 avril 2013.
Le passé européen de ces clubs est assez méconnu par le grand public. Seul le parcours de l’APOEL au cours de la Ligue des champions en 2011-2012 fait exception. Après avoir dominé son groupe de qualification devant le Zénith Saint-Pétersbourg, le FC Porto et le Shakhtar Donetsk, le club atteint les 8èmes de finale pour la première fois de son histoire. C’est alors sa deuxième participation seulement aux phases de groupe de la coupe aux grandes oreilles. Elle affronte alors l’Olympique lyonnais et parvient à l’éliminer à la surprise générale, perdant 1-0 à Gerland puis remportant le retour 1-0 au stade GSP de Nicosie (4-3 aux tirs aux buts après les échecs de Lacazette et Bastos). Le conte de fée s’achève en quart face au Real Madrid. Le club est terrassé 3-0 à domicile à l’aller avant de perdre 5 à 2 à Madrid. Au total, l’APOEL parvient à se qualifier à quatre reprises pour les phases de poules de la Ligue des champions. Elle est dans le groupe du PSG en 2014-2015 où le club s’incline 1-0 à deux reprises. L’Omonia n’a jamais connu la Ligue des champions moderne. Le club atteint, pour meilleur résultat, le deuxième tour de la Coupe des clubs champions européens à quatre reprises : 1972-1973 (défaites 9-0 et 4-0 face au Bayern Munich), 1979-1980 (défaite 10-0 contre l’Ajax Amsterdam puis victoire 4-0), 1985-1986 (défaites 1-0 et 3-1 contre Anderlecht) et 1987-1988 (défaites 3-1 et 2-0 contre le Steaua Bucarest).
Depuis les débuts des deux clubs, chacun se distingue par une orientation politique différente. Cette situation de la fin des années 1940 est toujours présente aujourd’hui dans l’ADN des équipes nicosiennes.
Le club de l’APOEL et ses supporters sont placés à droite voire à l’ultra-droite. Ils sont nationalistes et tournés vers la Grèce. Ce choix explique la présence des nombreux drapeaux grecs au stade et dans les structures du club. Le drapeau chypriote n’est pas utilisé et ne flotte pas chez les supporters de l’APOEL. Ils souhaitaient que l’île de Chypre soit annexée pour former l’enosis (l’union de Chypre et de la Grèce). Parmi les éléments les plus présents dans les tribunes de l’APOEL, on a le soleil de Vergina, symbole de la Macédoine antique ou des représentations du général Georges Grivas. Au cours des années 1950, ce militaire dirige l’EOKA (Organisation nationale des combattants chypriotes), un groupe paramilitaire qui commet plusieurs actes terroristes pour faire fuir l’occupant britannique et obtenir l’Union. Ces liens forts avec la Grèce s’illustrent aussi avec des messages au cours de leurs matchs européens. En 2017, lors de la réception de Tottenham, les supporters déploient une banderole demandant le retour des marbres du Parthénon à Athènes. Ceux-ci ont été amenés en Grande-Bretagne à l’initiative de Lord Elgin au début du XIXe siècle. De plus, Nicosie est aujourd’hui la dernière capitale d’Europe à être divisée. Le Nord de l’île, ainsi qu’une partie de la ville sont occupés par des chypriotes turcs depuis l’invasion turque de 1974. Cette présence est fortement contestée par un grand nombre de chypriotes grecs. Les supporters de l’APOEL en font évidemment partie.
De l’autre côté, les supporters de l’Omonia sont plutôt situés à gauche, voire à l’ultra-gauche. Le club est directement rattaché à l’AKEL (Parti progressiste des travailleurs), le parti communiste chypriote. Les membres de l’administration du club sont issus du parti. Les supporters de l’Omonia prônent eux, le rapprochement avec le nord de l’île. Ils ont notamment accueilli des chypriotes turcs durant un derby. De nombreux drapeaux communistes ou représentations de Che Guevara arborent les tribunes du stade. La Gate 9 de l’Omonia, principal groupe de supporters est ainsi proche d’autres groupes possédant des idéaux similaires. On peut ainsi noter leurs liens avec les supporters de l’Hapoël Tel Aviv ou les Ultras Inferno 96 du Standard de Liège, eux aussi anti-fascistes et anti-racistes.
Depuis les années 2010, l’Omonia est en crise. Le club est racheté en 2017-2018 par un homme d’affaire, Stavros Papastavrou. Ce rachat provoque la colère de nombreux membres de la Gate 9 qui décident de quitter le club pour en créer un nouveau. A l’instar du Football Club United of Manchester, des dissidents créent, le PAC Omonia 1948 (Athletic Club du Peuple Omonia 1948) avec pour slogan « Nous ne commençons pas, nous continuons ». Ils dénoncent la politique suivie par le club ces dernières années. Ils considèrent en effet que ce rachat va contre l’idée fondatrice d’équipe du peuple.
La situation sportive du club s’améliore pourtant à partir de la saison 2019-2020. Cette année semblait être l’année du renouveau pour l’Omonia Nicosie. Cette dernière attaque la saison avec d’anciens joueurs de Ligue 1 comme Tomas Hubocan (Marseille), Eric Bauthéac (Dijon, Nice, Lille), Adam Lang (Dijon, Nancy), mais aussi des joueurs d’expérience comme les gardiens Fabiano (Porto, Fenerbahce) ou Costel Pantilimon (Manchester City et international roumain). La saison est idyllique. L’équipe entrainée par Henning Berg, l’ancien défenseur de Blackburn et de Manchester United, domine le championnat et atteint les demi-finales de la coupe de Chypre avant l’interruption de la saison. De son côté, l’APOEL vit une saison laborieuse avec une troisième place en championnat et une élimination dès les huitièmes de finale en coupe. Au niveau européen, il est éliminé en barrage de Ligue des Champions par l’Ajax Amsterdam. En C3, il s’incline en huitième de finale face au FC Bâle. Malheureusement pour le club au trèfle, la crise planétaire du covid-19 met fin à la saison et au championnat. Aucun titre n’est décerné et il faudra donc attendre l’année prochaine pour qu’un club parvienne à mettre fin à la domination de l’APOEL à Chypre.
Le derby de Nicosie, aussi appelé derby de l’éternel ennemi, incarne les liens entre football et pensée politique. Diamétralement opposés sur cet échiquier, les supporters incarnent la fragilité du pays. Au cours de l’histoire contemporaine de l’île, les différents événements ont tous eu un impact sur le football avec des positionnements majoritairement opposés. Les deux clubs dominent le football chypriote depuis leurs débuts avec 60% des championnats remportés et les récentes performances de l’Omonia promettent un avenir radieux pour les futurs affrontements entre les deux clubs nicosiens.
Sources :
Crédit photos : IconSport